Les attentats de Paris en 2015, de Nice le 14 juillet 2016, mais aussi la fête-surprise de vos amis pour vos 18 ans, la découverte de votre mention Très Bien au bac : des événements chargés en émotions, négatives ou positives, et inoubliables. La vie est ponctuée de moments émotionnels forts, d’événements tristes, parfois tragiques, mais aussi de situations heureuses, positives. Nous connaissons parfois aussi des situations stressantes, d’une intensité qui peut être modérée mais perdurer dans le temps, comme dans le cas d’un confinement à domicile par exemple… Les effets de chacune de ces situations sur l’élaboration de la personnalité sont parfois bénéfiques, parfois délétères, mais jamais négligeables. Tout ce que nous vivons et mémorisons participe à ce que nous sommes. L’identité correspond à la conscience que l’on a de soi, une représentation et une entité que l’on parvient progressivement à dégager de l’ensemble de ses comportements et de ses sentiments. Elle forge en partie la personnalité, l’ensemble des caractéristiques ou traits d’un individu que l’entourage perçoit. Toutes deux, identité et personnalité, se construisent selon les événements que l’on mémorise, plus ou moins bien en fonction des émotions qui leur sont associées.
Les émotions provoquent différents changements physiologiques, comportementaux et subjectifs. Outre les situations extrêmes suscitant un sentiment intense, les travaux scientifiques suggèrent que même une émotion modérée facilite la mémorisation. Pourtant, pendant des siècles, philosophes et scientifiques ont opposé raison et émotions, pensée logique et sentiments, considérant les seconds comme une entrave au fonctionnement des premiers. Ils ont longtemps essayé de les séparer. Ainsi, les premières études scientifiques sur la mémoire, menées par Hermann Ebbinghaus au XIXe siècle, portaient sur des syllabes sans signification prononcées par un individu isolé de son environnement. Aujourd’hui, les neurosciences ont montré au contraire que les émotions, et la façon dont nous les percevons chez autrui et les échangeons, sont nécessaires au fonctionnement cognitif, en particulier à la mémoire, et à la construction de notre identité.
LES ÉTAPES DE LA MÉMORISATION DES EMOTIONS
Comment les émotions interagissent-elles avec la mémoire ? Elles facilitent à la fois l’encodage, la consolidation et le rappel des souvenirs. Si une émotion est associée à un stimulus ou un événement, on est davantage attentif à ce dernier, qui est donc mieux « encodé ». Un deuxième facteur qui améliore l’encodage est la pertinence de l’information pour une personne donnée : plus l’événement est en accord avec nos objectifs à un moment donné, plus il nous satisfait, voire nous fait plaisir, et plus nous le retenons. Enfin, la rareté d’une situation fortement émotionnelle implique une notion de surprise qui accroît l’attention et la vigilance. Ainsi, un stimulus est d’autant mieux mémorisé que nous y sommes attentifs, qu’il est pertinent ou rare.
Que se passe-t-il dans le cerveau ? C’est dans le système limbique que les émotions et les souvenirs se rejoignent. Ce système comprend un ensemble de structures dont l’amygdale et l’hippocampe. Des éléments clés qui peuvent être altérés indépendamment dans certaines pathologies.
Différents travaux ont montré que l’amygdale s’active lorsque l’on présente des images ou des mots déplaisants à des sujets sains. Toutefois, il semble que l’implication de cette structure cérébrale dépende plus de l’intensité du stimulus que de sa « valence », c’est-à-dire s’il est agréable ou désagréable. En 2004, les neurobiologistes Elizabeth Warrington et Suzanne Corkin ont bien mis en évidence ce phénomène ; elles ont enregistré l’activité cérébrale de participants pendant qu’ils mémorisaient des mots émotionnellement positifs et intenses, et des mots émotionnellement négatifs, mais peu intenses. Puis elles évaluaient comment les sujets reconnaissaient les termes. Résultat : plus les mots étaient chargés en émotions – positives dans ce cas –, plus l’amygdale s’activait et plus les participants s’en souvenaient, comparés aux termes négatifs.
C’est au coeur du cerveau, dans le système limbique, que les émotions et les souvenirs se rejoignent. Ce système comprend un ensemble de structures, dont l’amygdale et l’hippocampe, des structures essentiellement au traitement respectivement des émotions et des souvenirs. Ces structures interagissent souvent, mais pas toujours… Elles peuvent être altérées indépendamment les unes des autres dans certaines pathologies. L’équipe du neurobiologiste Antonio Damasio a rapporté le cas d’une patiente atteinte de la maladie d’Urbach-Wiethe, une maladie génétique très rare qui provoque une calcification complète de l’amygdale mais épargne l’hippocampe. Cette personne, une Américaine de 30 ans, ignorait la peur et était incapable de lire cette émotion sur le visage d’autrui – car son amygdale ne fonctionnait plus –, mais elle était normalement intelligente et se souvenait de tout – car son hippocampe était intact. Toutefois, son attitude envers les autres était surprenante : non seulement, elle était agréable et joyeuse, mais elle semblait aussi avide d’entrer en contact avec toute personne qui l’approchait. Elle se faisait facilement des amis, avait beaucoup de liaisons amoureuses, se laissant souvent abuser par ceux à qui elle accordait toute sa confiance. « Sans » amygdale, elle avait donc une personnalité extravertie, voire extravagante. Antoine Bechara, professeur de psychologie à l’Université de Californie du Sud, et ses collègues se sont quant à eux penchés sur trois patients : le premier présentait un dysfonctionnement de l’amygdale, également dû à la maladie d’Urbach-Wiethe ; le deuxième souffrait d’une atteinte de l’hippocampe liée à une démence neurodégénérative ; et le troisième avait une lésion des deux structures, à cause d’une encéphalite herpétique. Les chercheurs leur ont montré, ainsi qu’à un sujet sain, des diapositives colorées, dont l’une, bleue, était associée à un son effrayant. Quand ils leur présentaient ensuite la diapositive bleue, sans le son, leur réaction différait ; la personne non malade était effrayée (réflexe de peur conditionnée), tandis que celle atteinte d’une lésion de l’amygdale n’avait pas peur, mais se souvenait d’avoir vu l’image. Chez le patient souffrant d’une lésion de l’hippocampe, c’était l’inverse : il avait peur, mais n’avait aucun souvenir – conscient – de la diapositive. Et la personne chez qui étaient endommagées les deux structures ne réagissait pas.
Ces effets concernent l’encodage des souvenirs. Mais après cette première phase où ils entrent dans notre mémoire, les souvenirs font l’objet d’un deuxième traitement nommé consolidation. Une information, quelle qu’elle soit, n’est en effet pas stockée immédiatement, et un certain temps est nécessaire afin qu’elle soit stabilisée. Au cours de cette phase de consolidation, le souvenir est encore labile : la trace mnésique peut alors être renforcée ou affaiblie. Et les émotions interviennent à nouveau à ce moment-là.
Un certain nombre de travaux, dont ceux de James McGaugh à l’université de Californie, ont révélé que le rappel d’informations émotionnelles est meilleur que celui de données neutres, surtout si cette récupération a lieu quelques heures ou quelques jours après leur encodage. Preuve qu’un délai de rétention est nécessaire et que l’étape de consolidation est optimisée par l’émotion associée au stimulus. Comment expliquer ce phénomène ? Les émotions favorisent la consolidation des traces mnésiques via deux mécanismes notamment : le partage social (on a davantage tendance à parler d’une situation émotionnelle que d’un événement neutre) et les ruminations mentales (on se rappelle plus souvent un fait troublant ou agréable).
En ce qui concerne la troisième phase, la récupération en mémoire d’un événement, elle est tributaire des étapes d’encodage et de consolidation. Les émotions augmentent non seulement le rappel d’une information, mais aussi sa précision. Lorsqu’une situation a une composante émotionnelle légère à modérée pour un sujet, par exemple le jour de l’obtention de son permis de conduire, l’activation progressive de l’amygdale stimule l’hippocampe, ce qui augmente la précision du souvenir. En revanche, si l’émotion gagne en intensité, par exemple on a un accident de voiture lors du passage du permis de conduire, l’activation de l’amygdale augmente jusqu’à ce qu’une inversion se produise : l’hippocampe est partiellement inhibé. D’où une perturbation de la consolidation du souvenir, notamment de ses aspects contextuels, et donc de son rappel : on peut oublier qui était présent dans la voiture à ce moment-là.
On se souvient en général mieux d’une situation chargée en émotions – positives ou négatives – que d’un événement anecdotique ou neutre. En effet, plus un fait est rare et important pour nous, de sorte qu’il nous procure des sensations et sentiments agréables ou déplaisants, plus on y prête attention, ce qui améliore son encodage et sa consolidation en mémoire, et facilite par voie de conséquence son rappel. Les études de patients présentant des lésions cérébrales et les travaux de neuroimagerie révèlent l’importance des hormones de stress (adrénaline, noradrénaline, cortisol notamment) et du système hippocampe-amygdale dans la mémorisation des informations émotionnelles.
Les patients qui ont une lésion de l’amygdale, une petite région cérébrale richement connectée à d’autres aires, y compris l’hippocampe, réagissent toujours de façon physiologique aux stimulus émotionnels, mais ne bénéficient plus de leur charge émotionnelle pour les mémoriser. James McGaugh et Larry Cahill, de l’université de Californie à Irvine, ont étudié comment les hormones de stress renforcent la consolidation en mémoire d’une situation qui provoque leur sécrétion. Ils ont montré qu’un événement émotionnel entraîne l’activation de l’amygdale, puis celle du système nerveux sympathique, qui provoque à son tour la sécrétion de ces hormones, notamment de l’adrénaline et de la noradrénaline, par la glande médullosurrénale (située au-dessus des reins). De sorte que des récepteurs adrénergiques sur le nerf vague sont activés, ce qui permet, après plusieurs étapes, la libération de noradrénaline dans diverses régions cérébrales, dont l’amygdale. Cette hormone stimule alors les récepteurs noradrénergiques de l’amygdale, qui amplifie la consolidation de l’information émotionnelle en interagissant avec l’hippocampe. Au contraire, quand un événement est neutre, il est encodé au niveau de l’hippocampe sans sécrétion des hormones du stress ni activation de l’amygdale et des structures limbiques associées. Il est alors moins bien retenu. L’amygdale et les structures limbiques modulent donc la consolidation des souvenirs chargés en émotions, sans toutefois être indispensables.
STRESS et « SOUVENIRS FLASHS » (flashbulb memories)
Nous ne nous souvenons donc pas de la même manière des différents événements qui jalonnent notre vie, selon les émotions qui leur sont associées. Les « souvenirs flashs » illustrent bien ce principe. Ce sont des souvenirs vivaces des circonstances durant lesquelles on a vécu un événement public marquant, largement partagé, par exemple lors des attentats du 13 novembre 2015 ou du 14 juillet 2016 (à condition de ne pas avoir été directement impliqué, ce qui correspondrait à une autre forme de mémorisation, plus traumatisante). L’importance de la situation, l’effet de surprise et la charge émotionnelle associée permettent de mémoriser le contexte précis au moment de l’apprentissage : le lieu où l’on se trouvait, ce qu’on faisait, ce qu’on a ressenti, comment on a réagi…
Ces souvenirs flashs portent souvent sur des événements très stressants qui peuvent alors provoquer un syndrome de stress post-traumatique. En tant que tel, le stress est la plupart du temps utile : c’est une réaction psychologique, physiologique et neurobiologique d’alarme et de défense, que l’organisme développe face à une agression ou à une menace pour protéger son intégrité physique et psychique. On focalise alors son attention sur la situation menaçante, de sorte que les capacités mentales ainsi que les ressources physiologiques pour l’affronter augmentent. Mais dans certains cas d’expériences traumatisantes, le stress est si intense que la réaction n’est plus adaptée et perdure, ce qui engendre parfois un syndrome de stress post-traumatique : en Europe, presque 2 personnes sur 100 sont concernées au cours de leur vie.
Certains des symptômes de ce trouble sont liés à la mémoire. Le patient souffre de reviviscences involontaires de l’événement : souvenirs intrusifs, rêves d’angoisse, hallucinations. Ces états provoquent un sentiment de détresse, car le sujet revit les aspects sensoriels et émotionnels de la situation comme s’ils se reproduisaient dans le présent. Le patient évite, volontairement ou pas, tout ce qui lui rappelle le traumatisme, a des difficultés à se souvenir de certaines caractéristiques de l’événement et a des croyances négatives sur lui-même et sur le monde. Hypervigilance, réactions de sursaut et troubles du sommeil jalonnent et perturbent son quotidien.
Les troubles de la mémoire dans ce syndrome correspondent à la fois à une augmentation et à une diminution de certains aspects du souvenir : la vivacité des « flashbacks » et des cauchemars contraste avec la faible capacité des patients à se rappeler consciemment d’autres détails de la situation. Ce qui correspond à des distorsions dans l’encodage de l’événement. Les détails centraux sont mieux mémorisés que les aspects contextuels. Par exemple, attaquée à l’arme blanche, une victime se souvient souvent du couteau, car elle y a été très attentive, mais rarement du visage de l’agresseur. Comment expliquer ce phénomène de « weapon focus » ? La théorie la plus aboutie est celle de la double représentation, proposée par le psychologue britannique Chris Brewin et ses collègues. Elle repose sur l’intégration des souvenirs conscients et inconscients de l’événement. Un déséquilibre entre un encodage excessif des informations sensorielles et une faible représentation du contexte (temps, espace) serait en cause. Deux systèmes interviennent : l’un dit « de mémoire perceptive », l’autre « de mémoire contextuelle ». Le premier met principalement en jeu l’amygdale et encode les aspects perceptifs et émotionnels de l’événement dans un cadre de référence « égocentré ». Ces données ne sont pas accessibles de façon intentionnelle, mais sont réactivées par des états internes ou des indices environnementaux et se traduisent par des images mentales difficiles à exprimer. Le second dépend de l’hippocampe, qui enregistre le contexte spatial et temporel de l’événement dans un cadre de référence « allocentré » (extérieur à soi). Contrairement aux informations perceptives, ces aspects peuvent être rappelés de façon intentionnelle et consciente, sont facilement verbalisables, et permettent de (re-)contextualiser le souvenir.
Le syndrome de stress post-traumatique correspondrait donc à un faible encodage du contexte de la situation, ce qui entraînerait une « décontextualisation » lors du rappel. Ainsi, le souvenir ne serait accessible que de façon involontaire via des images perceptives détaillées, s’exprimant par des flashbacks ou des cauchemars et faisant revivre à l’individu les aspects émotionnels du traumatisme comme si la menace était encore présente. Les résultats obtenus en imagerie cérébrale renforcent cette théorie. En effet, chez les patients avec ce syndrome, on observe une hyperactivation de l’amygdale, souvent associée à une atrophie de l’hippocampe. Mais on ignore l’origine de cette dernière : est-ce une cause ou une conséquence du syndrome ? On constate également une réduction du volume et de l’excitation des cortex préfrontal médian et cingulaire antérieur qui sont impliqués dans l’évaluation des émotions. Ces régions ne réguleraient plus l’amygdale, alors trop active, d’où une altération du fonctionnement de l’hippocampe. Et donc un souvenir de la peur associée à l’événement plus élevé que celui de son contexte.
Lecture complémentaire sur le stress : Frédéric Canini. Éléments de physiologie et de physiopathologie du stress. Revue de neuropsychologie. 2019;11(4):251-258. doi:10.1684/nrp.2019.0520