Après douze années d’aventures que j’avais faite comme médecin d’expédition en Patagonie, à l’Everest, au Groenland, la course autour du monde avec Tabarly… j’allais avoir 40 ans et je décidais qu’il était temps de réaliser ma propre expédition. Le pôle Nord s’est imposé comme une évidence, une synthèse entre la glace des hautes montagnes et la navigation sur un océan gelé. Je décidais d’y aller seul.

Désormais, je m’engageais personnellement. J’avais l’impression que ma vie devait passer par le pôle Nord, aussi ai-je beaucoup investi dans cette aventure. L’organisation technique, la logistique, la fabrication d’un traîneau adapté, la recherche du financement, la préparation physique… ce fut une période très constructive. Puis est venu ce jour tant attendu où un petit avion sur ski m’a déposé sur la banquise à l’extrême nord du Canada. Subitement, je me suis retrouvé seul aux pieds de cet Himalaya que je m’étais inventé. Le froid et la glace m’ont immédiatement rappelé à la réalité. C’était d’une violence inouïe. Il faisait – 48 degrés.  Je n’étais plus dans le rêve mais dans l’urgence d’agir. Cette confrontation brutale avec la cruauté de l’hiver polaire me dépassait, physiquement et moralement. En 1986 il n’y avait pas de GPS, je dépendais de la vue du soleil pour définir le cap, pas non plus de téléphone portable pour partager mon désarroi. J’étais isolé dans mon histoire, et ne pouvais compter que sur mes propres forces. La banquise qui vient s’écraser sur la côte formait des murs de glace entre lesquels je devais me frayer un chemin. Je ne voyais jamais au loin et je devais sans cesse me détacher du traîneau et escalader ces murs de blocs de glaces instables pour chercher le meilleur chemin vers le nord. Hisser le lourd traineau, franchir les obstacles, passer sur des plaques de glace transparentes avec la peur au ventre. Immergé dans ce puissant chaos les journées étaient exténuantes et la nuit le froid interrompait mon sommeil. La réalité du pôle se révélait bien plus grande que le rêve qui semblait m’échapper en chemin. Piégé par mon ambition de conquête la tentation de l’abandon se proposait comme la solution inévitable. Pour ne pas affronter mon impuissance j’en arrivais à souhaiter me casser une jambe, revenir avec un brin d’héroïsme. Je n’étais pas venu ici pour être seul, mais bien pour être le seul capable d’atteindre le pôle en solitaire.

Et là, soudain, il n’y avait rien qui ressemble à la vie, j’étais seul, abandonné à moi-même sur la planète du pôle. Privé des contraintes, des stimulations et des béquilles de la routine on perd ses repères et il n’y a pas d’autre issue que d’apprendre à s’apprivoiser soi-même. On n’a pas l’habitude de vivre intensément avec soi, mais après trois semaines en apesanteur du monde, je me suis retrouvé pleinement la où j’avais rêvé d’être, avec mon envie et la persévérance comme simples bagages.

Le pôle est ce point de convergence où les méridiens de tous les pays se rejoignent. Mais n’y a rien au pôle Nord, la banquise dérive et se renouvelle sans cesse. Aucune marque géographique, aucune trace de l’axe de rotation de la Terre qui émerge au milieu de cet océan gelé. Je l’ai enfin atteint après 63 jours de navigation sur la glace. Il était deux heures du matin quand j’ai estimé être pile à 90°N. J’ai levé les bras au ciel en guise de victoire et dit quelques mots à ceux qui m’avaient accompagné dans mon isolement : le traineau, le réchaud, les skis, ces objets du quotidien qui avaient pris rang de compagnon. Ce fut d’abord le soulagement d’une liberté retrouvée, la fin d’un confinement personnel dans lequel je m’étais volontairement engagé. Ce fut une libération de tensions et de joie suivie d’un apaisement profond, ce sentiment que toutes les cellules de mon corps étaient en paix. Je réalisais qu’on ne repousse pas ses limites, on les découvre. On est fait de talents, de forces, de patience, de persévérance, ignorés de soi tant qu’on n’a pas été contraint, de gré ou de force, à les expérimenter. Le découragement est un test permanent à franchir, sinon rien ne se construit.

J’ai connu d’autre confinements pendant la traversée de l’Antarctique, en équipe internationale, ça avait duré 7 mois. Il nous est souvent arrivé d’être bloqués sous la tente les jours de blizzard, sans visibilité, avec des rafales de vents inquiétantes qui menaçaient de déchirer la tente. Blottis les uns contre les autres nous étions contraints à une élégance relationnelle que chacun a maintenu jusqu’au bout et qui nous a rapproché. Si bien que 30 ans après, nous nous sommes revus en Russie, aux États-Unis et au Japon, et une même solide fraternité nous unis.

En cette période de confinement imposé, je suis interrogé par les médias sur mes expériences polaires, qui étaient cependant consenties et préparées. La situation actuelle que nous traversons, aussi brutale qu’inattendue, et aveugle quant à son issue, nous invite à développer un positivisme de l’inconnu, engager son imagination au-delà des certitudes. Cette rupture avec la routine est l’occasion pour chacun d’entrer dans son silence, d’aller chercher le meilleur de lui-même et le révéler à ses proches. De cette prison virale, personne ne ressortira comme avant : la lente traversée des grands déserts donne de l’espace au temps et du relief à l’essentiel.

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