Le tutorat, facteur décisif de croissance en éthique

« Que signifie […] accompagner d’une manière juste, en visant le bien2 ? »

Comment créer et faire vivre les dispositifs organisationnels d’encadrement des élèves et des étudiants durant leurs stages pour qu’à l’occasion de ceux-ci ces futurs professionnels perçoivent les défis éthiques de leur travail et reçoivent quelques éléments de réponse qu’ils développeront ensuite dans leur propre pratique, en coopération avec leurs collègues à venir ?

Pareille question, aux pareils enjeux, exige bien évidemment autre chose que des réponses ponctuelles, factuelles, immédiates et simples. Le thème engage un véritable horizon culturel où s’inscrivent de nombreuses autres interrogations : qui sont ces futurs professionnels ? Quelles sont leurs motivations ? Quelles sont les conditions actuelles de travail dans les organisations de santé, et permettent-elles d’envisager sérieusement une transmission des valeurs soignantes ? Etc. Autant de questions de société, comme on dit, qui renvoient à nos politiques, à nos mentalités et à notre sens de la vie – ni plus, ni moins.

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Sans aucun doute, la vigilance éthique dans les dispositifs pédagogiques de formation aux divers métiers de la santé interroge immédiatement le bien-être des étudiants : en quoi consiste-t-il légitimement ? Dans quelles conditions ? Et avec quelles garanties ?

Ce n’est pas un hasard si le Centre national d’appui pour la qualité de vie des étudiants en santé (CNA) a organisé à Paris, en novembre 2019, un premier Séminaire d’échanges des structures d’accompagnement pour les étudiants en santé3. On perçoit en effet beaucoup mieux qu’il y a quinze ou vingt ans l’influence considérable, sinon la détermination irrésistible, exercée par le contexte sociétal qui entoure, autorise et conditionne ces dispositifs de formation. Ce contexte se caractérise par de nombreuses incertitudes qui concernent le projet pédagogique : quoi qu’on en dise, les perspectives de l’avenir des professions sont moins claires que jamais ; on ne sait pas toujours très bien qui doit assurer quoi au cœur des dispositifs de formation (par exemple le rôle de soutien et de conseil social) ; les interactions avec les diverses parties prenantes effectives sont floues (ainsi le rapport aux familles d’étudiants majeurs, adultes, en reprise de formation, etc.). Corrélativement, les projets pédagogiques se voient associés à différents enjeux qui se trouvent éventuellement en conflit : les besoins croissants de la population en matière de soins de santé, face aux capacités d’investissements publics et privés, mais également face à l’évolution des représentations professionnelles où se redéfinissent de nouvelles modalités d’engagement professionnel (plus partagé, moins entier, au cœur d’une vie privée mieux préservée). On peut, sans crainte de se tromper, faire l’hypothèse que, de nos jours, les divers projets de vie (professionnelle, privée, familiale, associative, etc.) sont tant bien que mal dissociés au nom de leur spécificité, autonomisés mais également hiérarchisés. Cela induit des tensions et des conflits, et pas uniquement dans les agendas journaliers et hebdomadaires des individus.

Il faut ajouter une autre dimension contextuelle essentielle : l’influence des paradigmes technoscientifiques qui concernent les processus d’apprentissage dans ses dimensions cognitives et affectives auxquels on accorde désormais un rôle de plus en plus déterminant au sein de la conception et de la réalisation des projets péda(-andra-)gogiques. En effet, les croyances et les attentes sont très fortes dans les possibilités des dispositifs de formation considérés comme de plus en plus rationnels et scientifiques, à l’image des techniques et des pratiques de soins.

Enfin, je ne saurais passer sous silence le jeu des représentations de la pénibilité des métiers de santé : ils pâtissent d’un déficit de reconnaissance sociale et financière alors qu’ils exigent un type particulier d’engagement personnel véritablement inscrit dans un projet de vie. Les mouvements sociaux d’avant la crise sanitaire révèlent l’intensité et la complexité de ce vécu de pénibilité, manifesté également dans les cas concrets d’abandon du métier, d’épuisement professionnel et de burn-out. Il m’arrive de penser que les établissements et les enseignants, de même que les tuteurs sur les terrains, se sentent autorisés à entretenir une espèce d’anticipation « pédagogique » de cette pénibilité, sous la forme d’une initiation qui ne dit pas son nom : « Ils verront bientôt ce que sont les conditions réelles du travail ! ». Tout cela n’est pas de nature à développer le bien-être des étudiants durant les années de formation, aux différents stades de celle-ci, et en particulier durant les stages, quand une forme de travail prescrit à l’école ou en faculté est aux prises avec les exigences implicites (ou même explicites) du travail réel.

Ainsi donc il faut mettre en question une évidence entretenue et répétée par les « belles âmes », comme dirait Hegel, c’est-à-dire les observateurs et les acteurs qui tiennent des discours et des visions éthérés, abstraits et parfaitement déconnectés des conditions effectives de la réalité. Il importe de ne pas tomber dans le piège d’une certaine mode et d’un discours « correct » sur la bientraitance envers les acteurs (les plus vulnérables) amenés à agir et interagir au sein de systèmes (pédagogiques d’abord, puis professionnels), sauf à risquer de se contenter d’invocations répétées, consolantes mais stériles. En ce sens, il est urgent d’analyser de manière critique les « dispositifs » censés garantir le « bien-être » des étudiants et les représentations en vogue à propos de cette notion, avant de suggérer une éthique de la formation des futurs professionnels. On doit prendre en considération le fait que ceux-ci sont situés dans une société (de tiers) et des groupes (d’affinités), qu’ils participent d’un projet financé de plusieurs côtés (dont la société), qu’ils sont appelés à la responsabilité et à l’engagement, et qu’ils doivent pouvoir bénéficier de conditions psychologiques et matérielles favorables et, enfin, d’une reconnaissance effective. Ces deux derniers points sont essentiels car ils constituent une part importante de la « démocratie sanitaire » où ils interviendront, même si, de fait, les institutions restent fortement hiérarchiques et semblent bien peu démocratiques.

Nous voici précisément au cœur de la situation institutionnelle où se pratique la formation qui fait alterner les séjours d’enseignement en établissement de formation et l’apprentissage sur le terrain. C’est ici que commence la « clinique », éthique et critique, de cette formation. 


[1] Le présent texte est extrait d’un chapitre qui porte le même titre, publié dans W. Hesbeen (ed.), L’accompagnement des étudiants infirmiers en stage, Paris, Seli Arslan, 2020, pp. 13-26.

[2] B. Birmelé, « L’Éthique de l’accompagnement en stage en médecine », in W. Hesbeen (ed.), Accompagner les étudiants infirmiers. Promouvoir des pratiques pédagogiques éthiques, Paris, Seli Arslan, 2016, p. 169.

[3] Au cours duquel, à l’invitation de sa présidente, Donata Marra, et de Florence Girard, j’ai pu présenter quelques éléments de la réflexion développée ici.

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